Distances rapprochées. Thierry Clermont, « București – Constanța, train direct »

Pandémie. Quelles formes insolites ont pris nos confinements ?

Parfois, derrière les masques, des barrières sont tombées. Comment accéder à la signification de ce que nous avons ressenti pendant cette période étrange ?

Pour redéfinir la proximité et les relations, les liens et les distances engendrés ou abimés par la pandémie, pour penser/panser la crise, individuelle et collective, Zoom France Roumanie donne la parole aux écrivains et aux artistes. Ce sont eux – créateurs de tous bords – les sismographes les plus subtils et les plus sensibles de nos temps si fragiles.

Conçu comme une suite d’échanges littéraires à distance, le projet Distances rapprochées met en place un dialogue inédit au croisement des deux cultures : sans forcément se connaître, en prenant chacun la parole à tour de rôle, les écrivains français/francophones et roumains invités se donnent virtuellement la réplique les uns aux autres. Un imaginaire commun se dessine, des liens se tissent et les distances se rapprochent grâce à cet espace littéraire partagé.

Après les écrivaines Ana-Maria Sandu, Cécile Oumhani et Lavinia Bălulescu, c’est à l’auteur Thierry Clermont* de rapprocher les distances sur Zoom France Roumanie, à travers une page de son carnet de notes, feuilleté pendant le confinement.

București – Constanța, train direct

Fin mars 2020. Puisque le temps semblait s’étirer et se dilater, le moment était venu de classer et de répertorier les milliers de photos prises au cours des derniers voyages au-delà des frontières et des fuseaux horaires habituels. Une façon comme une autre de renouer avec le temps où les grandes échappées étaient possibles car autorisées. Slovénie, Serbie, New York, Oslo quelques semaines auparavant, Tallinn et Narva en Estonie, Galway et les îles d’Aran, et enfin Cordoue (début mars 2020). Par où commencer ? Suivre l’ordre chronologiques des périples ? Tirer au sort ? Ou commencer par le dossier le plus volumineux ? Finalement, j’ai opté pour la Roumanie, où j’avais séjourné deux semaines en mai-juin 2019, voilà donc bientôt un an, avec pour quartier général l’Athénée Palace.

Dans le même temps, j’avais repris contact avec de jeunes Roumaines plus ou moins perdues de vue : Lorena et la pianiste Axia, Parisienne d’adoption, qui m’avait donné quelques conseils et laissé quelques adresses. Lorena, comédienne originaire de Brașov, qui m’avait servi de cicérone à Bucarest. J’en avais profité pour remettre la main sur mon carnet de notes, retrouvant les pages où j’avais recopié des extraits du Bucarest de Paul Morand, hommage à cette ville à « l’anarchie charmante ». C’était en 1935. Il y parle bien sûr de Capșa, établissement haut en couleur, avec son plafond chocolat, ses banquettes « couleur bisque d’écrevisse », ses « colonnes de stuc à feuilles d’acanthe », ses cabinets particuliers et leurs capitons de velours vert, leurs canapés d’ébène et leurs poêles russes. Ainsi que de la grande artère Victoriei, vue comme un « corso stendhalien ».

Notés, également, quelques mots avec leur traduction, dont dor, sorte de mélancolie indéfinissable, une « chaude langueur » m’avait dit Lorena ; dragoste : amour ; lucru : travail ; salcâm : acacia ; bucurie : joie ; nu știu : je ne sais pas. Et pisică : chat. Plus loin, des passages soulignés au stylo, extraits du Journal de Mihail Sebastian.

Les photos ont défilé, accompagnant la remontée des souvenirs et l’éveil d’une nostalgie douce-amère : l’église du monastère de Stavropoleos, où j’avais assisté avec émotion à l’office du soir ; le Grand Café Van Gogh, rue Smârdan, un dîner avec Lorena au très couru Hanu’ lui Manuc (bulz ciobănesc) ; le musée Enescu, serti dans le palais néo-baroque Cantacuzino, où j’étais le seul visiteur ; les heures passées au parc Herăstrău, qui abrite le musée national du village roumain « Dimitrie Gusti ».

Curieusement, je pensais avoir pris davantage de photos à Constanța, sur recommandation de la belle Axia, qui marqua ma découverte des rivages de la Mer Noire. J’avais alors noté ceci :

« En train direct jusqu’à Constanța, après avoir traversé le Danube à plusieurs niveaux, au niveau de Cernavodă. Le wagon est bondé. Je suis debout, près des toilettes. Pendant deux heures, une succession d’étendues boisées, de bocages, de champs de colza et d’orge ; de nombreux troupeaux de moutons et de chèvres, quelques carrioles tirées par des chevaux ; très peu de villes, quelques rares hameaux. Après le delta, grande émotion à la vue de la mer Noire, avec sa grève à perte de vue, depuis les hauteurs arborées de la ville, laquelle ne vaut pas vraiment le détour, à l’exception de quelques façades claires dans le goût rococo, entre deux blocs de béton brut. C’est dans ce port que les mutins du Potemkine s’étaient réfugiés, en 1905. Au loin, des silhouettes de cargos, porte-conteneurs, vraquiers, et ce qui semblait un bâtiment de guerre de la marine.

La statue de bronze d’Ovide l’exilé à quelques petites centaines de mètres de la mosquée, est littéralement cernée par les parasols des restaurants et des échoppes touristiques. Et la vieille synagogue, éviscérée, à deux pas de là tombe en ruines, dont il ne reste que l’imposante façade et les murs latéraux, gangrénés par le temps et la négligence des pouvoirs publics. Quant au vieux Casino de style Art Nouveau, inauguré au tout début du XXe siècle, ce n’est plus qu’un imposant bâtiment fantôme, en attente de réhabilitation depuis des décennies.

Danube et Danubio, noms aux sonorités sèches et sombres, au contraire de die Donau (au féminin en allemand), et des plus chantants : Dunaj, Dunărea (en roumain), Дунай (en russe), et Дунав (en serbe et en bulgare)« Un gynécée d’eaux lentes dans la brume » dira Paolo Rumiz à propos du fleuve et de ses affluents majeurs, dans È Oriente (« Un gineceo di acque lente nella bruma »).

Pendant le trajet retour, en toute fin d’après-midi, j’étais assis à côté d’une charmante rousse aux longs cheveux frisés et aux yeux très clairs, qui lisait négligemment un roman de Philip Roth, Contraviața (j’imagine qu’il s’agissait de Contrevie), en tripotant nerveusement son Smartphone. 

Et je me suis dit : c’est par les femmes que l’on connaît mieux un pays qui vous était étranger. Quel était son prénom ? »

Thierry Clermont, juin 2021

Notice bio

*Thierry Clermont est né en 1966, il vit à Paris. Il est écrivain et critique au Figaro littéraire.

A publié plusieurs recueils de poésie, dont Jubilate ! Poèmes pour soprano (La Différence, 2010) et Le Rire des belettes, préface de René de Obaldia (Naïve, 2012).

Son récit vénitien, San Michele (Le Seuil), a obtenu le prix Méditerranée Essai en 2015. Son roman cubain Barroco bordello (Le Seuil) a été finaliste du prix Femina en 2020.  Dernier ouvrage paru : La Balade de Galway (Arléa, 2021). Il a été lauréat du Prix Hennessy du journalisme littéraire en 2018.

A rédigé de nombreuses préfaces pour des rééditions (Chateaubriand, Alexandre Dumas, Henry James, Graham Greene…).

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